27.
Aaron n’était pas dupe non plus. Les trois hommes discutaient debout, sur la pelouse. Yuri se demandait si ces jours ne resteraient pas gravés dans sa mémoire comme les pires de sa vie. Il avait cherché Aaron partout avant de le trouver enfin, le soir, dans cette énorme maison rose, devant laquelle les tramways passaient à grand fracas et dans laquelle tout le monde était en train de pleurer. Et puis, il avait eu Stolov sans arrêt sur le dos, autoritaire et gênant. Il n’avait cessé de lui parler sur un ton formel pendant le trajet de l’hôtel à First Street, puis jusqu’à cette énorme demeure que tout le monde appelait Amelia.
A l’intérieur, des dizaines de personnes pleuraient comme le faisaient les gitans lors des veillées funèbres. On buvait pas mal. Des groupes restaient dehors à fumer et discuter. L’atmosphère était conviviale mais tendue. Tout le monde avait l’air d’attendre quelque chose.
Mais on n’amenait toujours pas de corps. L’un était déjà dans son cercueil, avait-il appris, tandis que les autres étaient à la morgue de l’hôpital le plus proche. Tout cela ne ressemblait pas beaucoup à une veillée mortuaire. C’était plutôt une sorte de mesure de protection, comme si tous les serfs du domaine étaient venus se réfugier à l’intérieur du château du seigneur. À part que ces gens n’avaient jamais été des serfs.
Aaron n’avait pas l’air trop tendu. Tout bien considéré, il paraissait en forme, toujours aussi solide. Il avait bonne mine mais son visage était marqué par une certaine méfiance à l’égard de Stolov, qui ne cessait de parler. On aurait dit que Aaron avait même rajeuni depuis qu’il était ici. Il ressemblait moins au vieillard studieux es derniers temps et plus au gentleman énergique qu’il avait connu des années auparavant. Ses cheveux blancs bouclés avaient poussé et ses yeux avaient retrouvé leur lueur caractéristique. Les événements qui s’étaient produits ici, quels qu’ils fussent, ne l’avaient ni affaibli ni vieilli. Mais le découragement que Yuri avait décelé chez lui était en train de virer à la colère.
Yuri le sentait parce qu’il connaissait parfaitement Aaron. Si Stolov le sentait aussi, il ne le montrait pas. Il était bien trop occupé à parler, à tenter de rallier les deux hommes à son point de vue.
Ils s’étaient mis à l’écart, sur la pelouse tondue de près et sous ce que Aaron appelait un magnolia. L’arbre ne portait aucune fleur. C’était trop tôt. Mais il avait de grosses feuilles bien vertes et brillantes.
Et Stolov continuait de parler sur un ton calme, persuasif et le plus sympathique possible. Mais les yeux gris d’Aaron étaient deux morceaux d’ardoise froide. Ils n’exprimaient rien, à part la colère.
Une très jolie femme d’un certain âge, aux ravissants cheveux gris, appela Aaron de l’autre extrémité du porche en bois. Aaron lui répondit par gestes qu’il arrivait. Il considéra Stolov.
— Mais, bon sang, dites quelque chose ! implora Stolov. Nous savons que vous avez vécu des moments pénibles. Rentrez à Londres et prenez un repos bien mérité.
Faux. Tout ce qu’il avait dit et fait sonnait faux, pensa Yuri.
— Tu as raison, dit Aaron.
— Je vous demande pardon ? dit Stolov.
— Je ne pars pas d’ici, Erich, dit Aaron. J’ai été très heureux de faire enfin votre connaissance et je suis bien placé pour ne pas essayer de vous détourner des ordres que vous avez reçus. Vous avez été envoyé ici pour accomplir une mission. Vous avez essayé, mais je ne pars pas. Yuri, tu restes avec moi ?
— Enfin, Aaron ! Il est parfaitement hors de question que Yuri reste. Il est déjà…
— Bien sûr que je reste, interrompit Yuri. C’est pour toi que je suis venu.
— Où êtes-vous descendu, Erich ? Au Pontchartrain, comme nous tous ? demanda Aaron.
— Au centre-ville, répondit-il.
Visiblement énervé, il s’impatientait.
— Aaron, vous n’aidez vraiment pas le Talamasca, poursuivit-il.
— J’en suis navré, Erich. Mais je dois avouer que le Talamasca ne m’aide pas non plus en ce moment. Ma famille est ici, désormais. Heureux de vous avoir connu.
Congédié ! Aaron tendit la main. Le grand homme blond eut l’air d’être au bord de l’explosion mais il se calma et se reprit.
— Je vous contacterai demain matin. Où serez-vous ?
— Je l’ignore, répondit Aaron. Probablement ici… avec tous ces gens. Ma famille. C’est ici que nous serons le plus en sécurité, vous ne croyez pas ?
— Je me demande comment vous pouvez avoir ce comportement, Aaron. Nous avons besoin de votre coopération. J’aimerais prendre contact le plus vite possible avec Michael Curry et lui parler…
— Non. C’est hors de question, Erich. Vous faites ce dont les Aînés vous ont chargé, mais en aucun cas vous ne devez déranger cette famille. En tout cas, vous n’aurez ni mon assentiment ni ma collaboration.
— Aaron, nous voulons vous aider. C’est la raison de ma venue ici.
— Bonsoir, Erich.
Stolov, consterné, ne bougea pas pendant un moment puis se retourna et s’en alla. La grosse voiture noire attendait au même endroit depuis deux heures.
— Il ment, dit Aaron. Je te conseille de ne jamais lui tourner le dos.
— Je m’en souviendrai. Mais, Aaron, qu’est-ce qu’il se passe ? Comment pareille chose…
— Je ne sais pas. J’ai entendu parler de lui. Il est avec nous depuis trois ans. J’ai eu des échos de son travail en Italie et en Russie. Il est très respecté. David Talbot l’avait en très haute estime. Dommage que nous ayons perdu David. Mais ce Stolov n’est pas très malin. Il ne lit pas si bien dans les pensées. Il pourrait, mais il est tellement occupé à se faire une façade que cela lui prend toute son énergie.
La voiture noire s’était éloignée.
— Eh bien, Yuri ! Je suis drôlement content que tu sois là.
— Et moi donc ! Je n’y comprends plus rien. Je veux contacter les Aînés. Je veux parler directement à quelqu’un, entendre une voix.
— Cela ne se produira jamais, mon garçon.
— Aaron, avant que les ordinateurs existent, vous faisiez comment ?
— Tout était dactylographié. Toutes les communications étaient transmises à la maison mère d’Amsterdam et les réponses revenaient par courrier. Cela prenait beaucoup plus de temps. Et il n’y avait jamais ni voix ni visage. Et avant la machine à écrire, un scribe écrivait toutes les lettres adressées aux Aînés et le mystère était tout aussi épais.
— Aaron, j’ai quelque chose à te dire.
— Je sais de quoi il s’agit. Tu connaissais la maison mère d’Amsterdam dans ses moindres recoins et tu n’as jamais su où les Aînés se réunissaient ni à quel endroit ils recevaient leurs communications. Personne ne le sait.
— Aaron, cela fait des dizaines d’années que tu es au Talamasca. Tu peux t’adresser aux Aînés. Les circonstances étant ce qu’elles sont, il y a certainement un moyen…
Aaron sourit avec indulgence.
— Tu te fais des illusions, Yuri.
La jolie femme aux cheveux gris avait quitté le porche et s’approchait d’eux. Elle portait avec grâce une robe de soie évasée toute simple. Ses poignets et ses chevilles étaient aussi fins que ceux d’une jeune fille.
— Aaron, dit-elle sur un doux ton de réprimande.
Elle tendit ses mains délicates couvertes de bagues, les posa sur les épaules d’Aaron et lui déposa un baiser sur la joue. Il lui fit un gentil signe de tête.
— Rentre à l’intérieur avec nous, dit Aaron à Yuri. On a besoin de nous. Nous reparlerons plus tard.
Son visage avait brusquement changé d’expression. Maintenant que Stolov était parti, il avait l’air bien plus serein.
On emmena Yuri à l’étage pour lui montrer une chambre donnant sur l’arrière de la maison. Elle était petite mais plutôt agréable, avec son lit à baldaquin étroit et son couvre-lit de satin qui avait connu des jours meilleurs. Les rideaux étaient poussiéreux. Mais il aimait sa chaleur, son confort et même les fleurs fanées du papier mural. Il aperçut son reflet dans le miroir : cheveux sombres, peau sombre, trop mince.
— Je vous remercie infiniment, dit-il à la femme aux cheveux gris, Béatrice. Mais il vaudrait peut-être mieux que j’aille à l’hôtel, vous ne croyez pas ?
— Non, intervint Aaron. Tu ne vas nulle part. Tu restes ici avec moi.
Yuri s’apprêtait à protester. La famille devait avoir besoin des chambres. Mais il comprit qu’Aaron tenait absolument à ce qu’il reste.
— Oh non ! ne recommence pas à être triste, dit la femme. Je ne le supporterai pas. Allez, venez ! Nous allons manger et boire quelque chose. Aaron, tu vas t’asseoir et boire un bon verre de vin. Vous aussi, Yuri. Venez tous les deux.
Ils descendirent par l’escalier de derrière et se retrouvèrent dans l’air chaud et la fumée de cigarette. Autour d’une table de petit déjeuner, près d’un grand feu, plusieurs personnes riaient et pleuraient en même temps. Un homme morose fixait les flammes des yeux. Yuri ne pouvait pas voir le feu car il était derrière la cheminée, lais il en apercevait le flamboiement, entendait le craquement des bûches et sentait la chaleur.
Soudain, son attention fut distraite par une femme, dans une petite pièce voisine, qui regardait par la fenêtre. Très vieille et frêle, elle portait un vêtement de gabardine et de dentelle défraîchie et une lourde broche en or représentant une main aux ongles en diamants. Ses cheveux blancs étaient relevés en chignon dans le bas de la nuque, à l’ancienne mode. Une autre femme lui tenait la main comme pour la protéger de quelque chose.
— Allez, Évelyne l’Ancienne ! Viens avec nous, dit Béatrice. Venez aussi, tante Viv. Approchons-nous du feu.
La très vieille femme, Évelyne l’Ancienne, marmonna quelque chose. Elle pointa le doigt vers la fenêtre mais il retomba comme si elle n’avait pas eu la force de le tenir. Elle essaya une seconde fois mais son doigt retomba à nouveau.
— Voilà que vous recommencez, dit gentiment la femme, appelée tante Viv. Je n’entends pas ce que vous dites. Évelyne l’Ancienne, vous êtes tout à fait capable de parler intelligiblement. Vous savez que vous le pouvez. Vous avez parlé, hier. Parlez correctement que je puisse vous entendre.
On aurait dit qu’elle s’adressait à un bébé.
La vieille femme marmonna une autre phrase inaudible tout en essayant de lever son doigt vers la fenêtre. Yuri ne voyait que la rue sombre, les maisons voisines, les réverbères et les arbres aux branches démesurées.
Aaron lui prit le bras.
Une jeune femme aux cheveux noir de jais, vêtue d’une robe en lainage rouge et d’une ceinture fantaisie, les oreilles ornées de magnifiques boucles en or, s’approcha d’eux. Elle resta un moment près du feu pour se réchauffer les mains puis s’approcha encore afin d’attirer l’attention d’Aaron, de Béatrice et même de tante Viv. Il émanait d’elle une sorte de froide autorité.
— Tout le monde est réuni, dit-elle à Aaron d’un air entendu. Et tout le monde va bien. Des gardes patrouillent dans tout le pâté de maisons, celui d’en face, deux plus haut et deux plus bas.
— Nous allons être tranquilles pour quelque temps, je pense, dit Aaron. Il aurait pu causer d’autres morts, d’autres souffrances…
— Oh, mes chéris ! Je vous en supplie, dit Béatrice. Faut-il parler de cela ? Polly Mayfair, ma chérie, retourne au bureau. On a besoin de toi là-bas.
Polly Mayfair, ma chérie, ignora complètement Béatrice.
— Nous sommes prêts à le recevoir, poursuivit Aaron. Nous sommes nombreux et il est seul. Il viendra.
— Et s’il était mort ? suggéra Béatrice, partant du principe que le personnage existait. Et s’il était sorti de l’immeuble de Houston et avait… simplement… expiré sur la chaussée ?
— Non, dit Aaron. Je ne veux pas qu’il fasse de mal à quelqu’un d’autre, mais je veux le voir, lui parler, entendre ce qu’il a à dire.
— Vous croyez que ça se passera de cette façon ? demanda Polly. Qu’il va parler ? Je n’y avais jamais pensé. Je croyais que nous allions le retrouver et que nous… enfin… que nous allions nous en occuper…, le détruire. Que nous mettrions un terme à quelque chose qui n’aurait jamais dû commencer. Et que personne ne le saurait jamais. Je n’ai jamais songé à… lui parler.
Aaron haussa les épaules et se tourna vers Yuri.
— Il reste un point qui me tracasse, dit-il. Va-t-il se rendre d’abord à First Street ? Chez Mayfair & Mayfair ? Ou à Métairie, chez Ryan ? Ou ici ? A qui voudra-t-il s’adresser, parler, se confier ? Qui cherchera-t-il à convaincre de sa version des faits ? Je n’en ai pas la moindre idée.
— Mais tu es certain qu’il va le faire, dit Béatrice.
— Chérie, il faut qu’il le fasse. Cette famille est la sienne et tout le monde s’est enfermé à clé. Que pourrait-il faire d’autre ? Où pourrait-il aller ?